La désignation de « crise » donnée à la littérature française depuis des années 60 se produit à cause d’une rupture avec une écriture composée « des catégories considérées jusqu’alors comme constitutives du genre romanesque » (Albin 659). Particulièrement dans le domaine du personnage, dans la cohérence descriptive « du réel » et une certitude basée sur des recherches approfondies de l’auteur, on constate cette rupture. Opposés qu’ils sont à un contrôle narratif et le je tout-puissant du narrateur ou les personnages qui aboutit à une « condition [dans laquelle, l’auteur-narrateur produit] non seulement du vraisemblable, mais du véridique » 1), la rupture menée par les membres de ce Nouveau Roman s’écartent des ses principes. Ils entreprennent une recherche dans le but de produire un travail plus au profit d’une exploration détaillée du processus de l’écriture même, sans recourir aux portraits unitaires et stables et censé être bien recherchés de l’intrigue d’un roman. Une analyse partant d’ici fait le parcours du début de cette crise et trace les développements successifs jusqu’à l’écriture plus actuelle afin d’évaluer à quelle point le constat d’une crise est légitime.
Alors que le roman de caractère réaliste prenait soin de concevoir un récit avec un narrateur et des héros bien circonscrits et d’un dénouement bien acheminé, les nouveaux romanciers se lançaient dans une promenade dont la fin et les contours n’étaient pas obligatoirement certains. Si l’auteur romanesque devait se servir de l’écriture pour présenter la vie « «telle qu’elle est » par les actes des personnages, le nouveau romancier fixait ses regards sur les interrogations à l’intérieur de la narration et de l’écrivain même qui produisent un récit. La difficulté est donc de déterminer à nouveau ce qui constitue la relation auteur-texte. Une narration qui visait montrer et faire preuve d’une totalité et cohérence devient fragmentée. Ces romanciers incitent et produisent dans le lecteur des doutes par rapport à la certitude accordée antérieurement à la véracité de la production littéraire. La fiabilité des récits est mise en question et un voyage démarrait où l’exploration de l’écriture même employée dans la production d’une narration devient subordonné à l’une aventure de l’écriture même, comme dirait Jean Ricardou.
Avec son recueil d’articles sur le roman, convenablement intitulé L’ère du Soupçon, l’auteure Nathalie Sarraute démontre de façon apte, quelques préoccupations principales des nouveaux romanciers : le je en position de maîtrise, tant au niveau du romancier qu’à celui du lecteur. Sarraute souligne que « le personnage de roman, privé de […] la foi en lui du romancier et du lecteur » se défait. L’entente traditionnelle qui reposait sur l’idée d’une trame peuplé par des mots et paroles auxquels on pouvait faire confiance disparaît et laisse place à une découverte au bord des limites du roman. S’écartant de l’intrigue qui donne au personnage « l’apparence de cohésion [et] la rigidité des momies » , le nouveau roman s’ouvre au « foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient ». Le but avant tout devient de se reconnaître par la recherche psychologique permettant d’arriver à une nouvelle réalité complexe et, de ce fait, plus complète. Elle préfère ce qu’elle a appelé des tropismes : « moments indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience [et qui] sont à l’origine de [ce que] nous croyons éprouver » (Albin 660).
Cette complexité complète devient plus évidente dans le roman Enfance de Sarraute. Dépourvu des structures réalistes-naturalistes, en particulier l’intrigue, l’autobiographie à deux voix éclate l’uniformité psychologique et met en relief un caractère autobiographique – le je par excellence en tant qu’écrivain et personnage – qui loin de présenter une vraisemblance et une véracité, le personnage est lancé d’un bout à l’autre par des doutes, allusions, retours aux questions déjà posées et un pêle-mêle. Elle mène une conversation avec soi-même, fragmentée entre l’enfant et l’adulte. C’est un récit méta-narratif qui montre les difficultés à se constituer comme personne et personnage tandis que la réalité, contrairement aux morceaux nets et prêts à avaler, est « aussi liquide qu’une soupe » (Sarraute 18). À part la lutte intérieure de Sarraute, le mouvement de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) soutient une déconstruction de la conception réaliste. Perec, membre de l’Oulipo se montre méfiant des descriptions détaillées naturalistes dans son œuvre Les Choses : le récit est présenté au temps conditionnel. C’est l’histoire des spéculations. Aux spéculations dans Les Choses, Perec ajoute aussi un élément de jeu dans un travail de (ré) assemblage dans La vie mode d’emploi. Le préambule contient une citation pédagogique de Paul Klee qui dénote, plus à la manière d’un processus d’apprentissage bricoleur que d’une consommation d’un travail accompli, l’action de chercher ce qui a été ôté au lecteur. Perec souhaite rendre évident « l’ultime vérité du puzzle »: une interaction entre le poseur et le faiseur du puzzle (Perec 20). Un je tout-puissant, qu’il soit l’écrivain ou le lecteur, disparaît en faveur d’une existence textuel plus indépendante et ne plus contrainte par la plume des maîtres romanciers. Écrire devient un travail dans lequel le texte s’établit par recherche et (re)découverte, par expérimentation et par tâtonnement.
C’est l’augmentation de la place et le rôle du lecteur qui indique, selon Barthes, la mort de l’auteur. Il est question d’une démystification par rapport aux faits montrés par les écrivains. Alors que Sarraute met l’emphase sur les interrogations à l’intérieur de l’individu avant d’établir la valeur des mots et que chez les travaux cités de Perec on discerne une utilisation et lecture plutôt ludique, ouvert à la potentialité du langage, Barthes se pose des questions sur les origines mêmes des mots. Les mots de l’écrivain sont un mélange « d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation » comme dit Barthes dans La mort de l’auteur. Le sens des mots renvoient à plusieurs sources et, par conséquent, au lecteur. Barthes en tant que structuraliste affirme donc que l’unité du texte réside dans le lecteur. La méfiance de Sarraute devient un écart total.
Or, si le lecteur possède les clés du déchiffrement de quelconque texte, c'est-à-dire un texte sans valeur transcendant mais transformable selon l’époque en vigueur, le je « sans histoire, sans biographie [et] sans psychologie » de La mort de l’auteur, aurait tendance a combler ce vide. Lâché par les certitudes des romans et de l’écriture, la crise mène à une revalorisation des grands récits, spécifiquement ancrés dans l’histoire. Pour «rebâtir » les indices perdus, un autre type d’écriture surgit, celui où selon Pascal Quignard « tout se passe comme si [la] mémoire était déjà du roman » (Albin 668). Un groupe de romanciers fait exactement cela, ils ne conçoivent pas des formes radicalement nouvelles, mais s’appuient sur un regard en arrière. Un peu comme les naturalistes, ces auteurs cherchent à composer des récits bien documentés et soutenus par des preuves réelles et l’expérience. Néanmoins, ils s’intéressent moins à une description totale et une radiographie sociétale et plus à une vérification et contestation des histoires officielles.
Par le biais des témoignages des (survivants des) guerres ou des évènements marquants pour une nation, ces auteurs tâchaient de fixer l’attention de l’individu sur un passé qui n’arrivait pas à faire entendre sa voix. Pourtant, ces voix font partie de ce qui est le je, Ce n’est pas un je tout puissant mais désireux de se comprendre soi-même et de savoir quel rôle le passé joue dans la vie actuelle, surtout en recueillant les histoires souvent ignorées ou sinon difficile à décrire et transmettre. La récupération de la mémoire, même si fragmentée et partielle, obtient une place d’honneur. Dans le récit autobiographique de Jorge Semprun L’écriture ou la vie, nous retrouvons Semprun comme libéré d’un camp de concentration nazi, s’efforçant de reprendre sa vie après un tel désastre. C’est une tentative laborieux de raconter une vie parmi les faits de l’histoire : « Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable… » (Semprun 25). La difficulté est palpable. Un je –narrateur et personnage– a du mal à trouver une forme de récit ayant une substance adéquate pour partager les expériences. Une source de réconfort est le regard des autres où Semprun se trouve dans la lumière, le miroir du regard des autres, même si le regard est celui d’épouvante (Semprun 29). Toute une histoire nous sert de miroir de façon choquante avec Les Bienveillants de Jonathan Littell. En choisissant un ex-nazi, bien que fictif, comme personnage-narrateur du récit, Littell compose un récit plein de pensées d’un bourreau, lui aussi s’efforçant de partager ce qu’il avait vécu. Sur le ton de la polémique, le bourreau invite ses « frères humains » (Littell 13) à réfléchir aux faits et nous poser la question si nous n’aurions pas commis les mêmes actes à sa place (Littell 37).
Se regarder dans les yeux des autres nous éloigne des interrogations psychologiques du Nouveau Roman et le délaissement occasionné par la place primordiale du langage par les structuralistes. Ces « nouveaux récits » se détournent des prédécesseurs de la littérature contemporaine analysés et mettent en relief une extériorisation de ces narrateurs. Le je s’effondre dans son milieu. Le regard du je ne se trouve plus dans les tropismes de Sarraute ou dans le lecteur qui lit un texte par l’intermédiaire de son cadre de référence comme l’indique Barthes. Par un travail soigneux de narration et surtout d’observation du monde externe et ces acteurs, l’intrigue se déroule plutôt de façon cinématographique, employant la méthode d’un montage, du documentaire ou pris sur le vif. L’individu est montré par rapport aux détails cueillis de la vie externe, en particulier les sujets déconsidérés, marginales et triviaux. Dans ce sens, il est question d’une sorte de retour à l’écriture réaliste-naturaliste, mais avec une tournure vers l’extérieur et sans le contrôle du narrateur ou les buts pédagogiques explicites au profit du progrès social. Il existe un je qui se laisse traîner par les actions et ce qui vivent les gens de la vie quotidienne.
Dans son roman Journal du dehors, l’écrivaine Annie Ernaux nous décrit l’impact des habitants de la banlieue parisienne sur sa propre existence. Venue elle-même d’ailleurs et habitant dans la périphérie de la vie de la capitale, sa vie consiste à se regarder et trouver du sens existentiel par les autres, ces gens écartés du centre où tout bouge : « C’est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R […] Sans doute suis-je, moi-même, dans la foule des rues et magasins, porteuse de la vie des autres » (Ernaux 107). Ces impressions – mot clé qui apparaît à plusieurs reprises dans le roman – sont arrangées comme des petits esquisses d’’un peintre ou des notes prises de façon vite par un journaliste. Au moment où Ernaux intervient dans ces recueils flous et lents, quand elle étale un je, c’est aussi le moment où elle met en cause le je puissant qui devrait s’imposer dans le récit : un je « fait honte au lecteur » (Ernaux 18). L’accord traditionnel romanesque avec son omniscience cède à l’autre, particulièrement si celui-ci est traité en «midinette » qui lit son horoscope et d’autres habitudes dites sans importance et frivoles (Ernaux 18-19) C’est moins embarrassant de se mettre à l’écart et romancier depuis une distance que de suivre ces autres, les laisser articuler leurs vies et de se laisser former par ses articulations. Elle se découvre « davantage en se projetant dans le monde extérieur » (Ernaux 10). Thomas Clerc, place ses récits au centre de la quotidienneté et les laissent « rouler » en saisissant et documentant les moindres détails. Dans son travail de montage Paris, musée du XXème siècle : le dixième arrondissement, Clerc se concentre sur une toute simple rue parisienne. Un musée, c’est la rue. Clerc, en tant que je-narrateur, choisit de ne pas se retirer de la mondanité. Il se trouve à l’aise dans une masse de « mobilité incessante des piétons et voitures anonymes » plus estimés que les monuments réduits à des « personnages historiques [et] spectateurs impuissants » (Clerc 9). Comme chez Ernaux il cherche à trouver le sens d’une vie dans les citoyens moyens et les lieux qu’ils fréquentent le plus souvent.
Le long de ce parcours, on constate l’évolution de l’écriture française depuis le Nouveau Roman. Celui-ci rompt avec la centralité de la tradition romanesque du XIX siècle. Un je tout-puissant et la centralité du roman réaliste comme lieu ou ce je réside sont mis de côté. Néanmoins, il me semble que le rôle du je est au service de se définir soi-même, de répondre à la question : Qui suis-je et comment me rapporter au monde ? Au moins depuis les Confessions de Rousseau, on espère de l’individu qu’il soit prêt à « montrer à [ses] semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi ». Certes, il est question d’une rupture, mais elle se limite à celle de la dépendance de l’écrivain (romanesque) de satisfaire ce besoin. La littérature après cette rupture ne montre pas un ralentissement ou déclin de ce désir. Tout en expérimentant avec de nouvelles formes et adaptations de la tradition réaliste-naturaliste, la littérature est en plein essor.
1) Gefen, Alexandre. “D'Une Crise l'Autre : Le Roman.” Alexandre Gefen, Acta Fabula / Équipe De Recherche Fabula, 8 Sept. 2014, www.fabula.org/acta/document8298.php.
Bibliographie
Barthes, Roland. La Mort De l'Auteur. Manteia, 1968.
Clerc, Thomas. Paris, Musée Du XXe Siècle Le Dixième Arrondissement. Paris, Gallimard, 2007.
Ernaux, Annie. Journal Du Dehors. Paris, Gallimard, 1993.
Littell, Jonathan. Les Bienveillants. Paris, Gallimard, 2008.
Michel, Albin, editor. Dictionnaire De La Littérature Française: XXe Siècle. Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.
Semprun, Jorge. L'Ecriture Ou La Vie. Paris, Gallimard, 1998.
Sécardin, Olivier. Powerpoints : Cours TLMV 16011 Littérature contemporaine française, 2016
Avec son recueil d’articles sur le roman, convenablement intitulé L’ère du Soupçon, l’auteure Nathalie Sarraute démontre de façon apte, quelques préoccupations principales des nouveaux romanciers : le je en position de maîtrise, tant au niveau du romancier qu’à celui du lecteur. Sarraute souligne que « le personnage de roman, privé de […] la foi en lui du romancier et du lecteur » se défait. L’entente traditionnelle qui reposait sur l’idée d’une trame peuplé par des mots et paroles auxquels on pouvait faire confiance disparaît et laisse place à une découverte au bord des limites du roman. S’écartant de l’intrigue qui donne au personnage « l’apparence de cohésion [et] la rigidité des momies » , le nouveau roman s’ouvre au « foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient ». Le but avant tout devient de se reconnaître par la recherche psychologique permettant d’arriver à une nouvelle réalité complexe et, de ce fait, plus complète. Elle préfère ce qu’elle a appelé des tropismes : « moments indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience [et qui] sont à l’origine de [ce que] nous croyons éprouver » (Albin 660).
Cette complexité complète devient plus évidente dans le roman Enfance de Sarraute. Dépourvu des structures réalistes-naturalistes, en particulier l’intrigue, l’autobiographie à deux voix éclate l’uniformité psychologique et met en relief un caractère autobiographique – le je par excellence en tant qu’écrivain et personnage – qui loin de présenter une vraisemblance et une véracité, le personnage est lancé d’un bout à l’autre par des doutes, allusions, retours aux questions déjà posées et un pêle-mêle. Elle mène une conversation avec soi-même, fragmentée entre l’enfant et l’adulte. C’est un récit méta-narratif qui montre les difficultés à se constituer comme personne et personnage tandis que la réalité, contrairement aux morceaux nets et prêts à avaler, est « aussi liquide qu’une soupe » (Sarraute 18). À part la lutte intérieure de Sarraute, le mouvement de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) soutient une déconstruction de la conception réaliste. Perec, membre de l’Oulipo se montre méfiant des descriptions détaillées naturalistes dans son œuvre Les Choses : le récit est présenté au temps conditionnel. C’est l’histoire des spéculations. Aux spéculations dans Les Choses, Perec ajoute aussi un élément de jeu dans un travail de (ré) assemblage dans La vie mode d’emploi. Le préambule contient une citation pédagogique de Paul Klee qui dénote, plus à la manière d’un processus d’apprentissage bricoleur que d’une consommation d’un travail accompli, l’action de chercher ce qui a été ôté au lecteur. Perec souhaite rendre évident « l’ultime vérité du puzzle »: une interaction entre le poseur et le faiseur du puzzle (Perec 20). Un je tout-puissant, qu’il soit l’écrivain ou le lecteur, disparaît en faveur d’une existence textuel plus indépendante et ne plus contrainte par la plume des maîtres romanciers. Écrire devient un travail dans lequel le texte s’établit par recherche et (re)découverte, par expérimentation et par tâtonnement.
C’est l’augmentation de la place et le rôle du lecteur qui indique, selon Barthes, la mort de l’auteur. Il est question d’une démystification par rapport aux faits montrés par les écrivains. Alors que Sarraute met l’emphase sur les interrogations à l’intérieur de l’individu avant d’établir la valeur des mots et que chez les travaux cités de Perec on discerne une utilisation et lecture plutôt ludique, ouvert à la potentialité du langage, Barthes se pose des questions sur les origines mêmes des mots. Les mots de l’écrivain sont un mélange « d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation » comme dit Barthes dans La mort de l’auteur. Le sens des mots renvoient à plusieurs sources et, par conséquent, au lecteur. Barthes en tant que structuraliste affirme donc que l’unité du texte réside dans le lecteur. La méfiance de Sarraute devient un écart total.
Or, si le lecteur possède les clés du déchiffrement de quelconque texte, c'est-à-dire un texte sans valeur transcendant mais transformable selon l’époque en vigueur, le je « sans histoire, sans biographie [et] sans psychologie » de La mort de l’auteur, aurait tendance a combler ce vide. Lâché par les certitudes des romans et de l’écriture, la crise mène à une revalorisation des grands récits, spécifiquement ancrés dans l’histoire. Pour «rebâtir » les indices perdus, un autre type d’écriture surgit, celui où selon Pascal Quignard « tout se passe comme si [la] mémoire était déjà du roman » (Albin 668). Un groupe de romanciers fait exactement cela, ils ne conçoivent pas des formes radicalement nouvelles, mais s’appuient sur un regard en arrière. Un peu comme les naturalistes, ces auteurs cherchent à composer des récits bien documentés et soutenus par des preuves réelles et l’expérience. Néanmoins, ils s’intéressent moins à une description totale et une radiographie sociétale et plus à une vérification et contestation des histoires officielles.
Par le biais des témoignages des (survivants des) guerres ou des évènements marquants pour une nation, ces auteurs tâchaient de fixer l’attention de l’individu sur un passé qui n’arrivait pas à faire entendre sa voix. Pourtant, ces voix font partie de ce qui est le je, Ce n’est pas un je tout puissant mais désireux de se comprendre soi-même et de savoir quel rôle le passé joue dans la vie actuelle, surtout en recueillant les histoires souvent ignorées ou sinon difficile à décrire et transmettre. La récupération de la mémoire, même si fragmentée et partielle, obtient une place d’honneur. Dans le récit autobiographique de Jorge Semprun L’écriture ou la vie, nous retrouvons Semprun comme libéré d’un camp de concentration nazi, s’efforçant de reprendre sa vie après un tel désastre. C’est une tentative laborieux de raconter une vie parmi les faits de l’histoire : « Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable… » (Semprun 25). La difficulté est palpable. Un je –narrateur et personnage– a du mal à trouver une forme de récit ayant une substance adéquate pour partager les expériences. Une source de réconfort est le regard des autres où Semprun se trouve dans la lumière, le miroir du regard des autres, même si le regard est celui d’épouvante (Semprun 29). Toute une histoire nous sert de miroir de façon choquante avec Les Bienveillants de Jonathan Littell. En choisissant un ex-nazi, bien que fictif, comme personnage-narrateur du récit, Littell compose un récit plein de pensées d’un bourreau, lui aussi s’efforçant de partager ce qu’il avait vécu. Sur le ton de la polémique, le bourreau invite ses « frères humains » (Littell 13) à réfléchir aux faits et nous poser la question si nous n’aurions pas commis les mêmes actes à sa place (Littell 37).
Se regarder dans les yeux des autres nous éloigne des interrogations psychologiques du Nouveau Roman et le délaissement occasionné par la place primordiale du langage par les structuralistes. Ces « nouveaux récits » se détournent des prédécesseurs de la littérature contemporaine analysés et mettent en relief une extériorisation de ces narrateurs. Le je s’effondre dans son milieu. Le regard du je ne se trouve plus dans les tropismes de Sarraute ou dans le lecteur qui lit un texte par l’intermédiaire de son cadre de référence comme l’indique Barthes. Par un travail soigneux de narration et surtout d’observation du monde externe et ces acteurs, l’intrigue se déroule plutôt de façon cinématographique, employant la méthode d’un montage, du documentaire ou pris sur le vif. L’individu est montré par rapport aux détails cueillis de la vie externe, en particulier les sujets déconsidérés, marginales et triviaux. Dans ce sens, il est question d’une sorte de retour à l’écriture réaliste-naturaliste, mais avec une tournure vers l’extérieur et sans le contrôle du narrateur ou les buts pédagogiques explicites au profit du progrès social. Il existe un je qui se laisse traîner par les actions et ce qui vivent les gens de la vie quotidienne.
Dans son roman Journal du dehors, l’écrivaine Annie Ernaux nous décrit l’impact des habitants de la banlieue parisienne sur sa propre existence. Venue elle-même d’ailleurs et habitant dans la périphérie de la vie de la capitale, sa vie consiste à se regarder et trouver du sens existentiel par les autres, ces gens écartés du centre où tout bouge : « C’est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R […] Sans doute suis-je, moi-même, dans la foule des rues et magasins, porteuse de la vie des autres » (Ernaux 107). Ces impressions – mot clé qui apparaît à plusieurs reprises dans le roman – sont arrangées comme des petits esquisses d’’un peintre ou des notes prises de façon vite par un journaliste. Au moment où Ernaux intervient dans ces recueils flous et lents, quand elle étale un je, c’est aussi le moment où elle met en cause le je puissant qui devrait s’imposer dans le récit : un je « fait honte au lecteur » (Ernaux 18). L’accord traditionnel romanesque avec son omniscience cède à l’autre, particulièrement si celui-ci est traité en «midinette » qui lit son horoscope et d’autres habitudes dites sans importance et frivoles (Ernaux 18-19) C’est moins embarrassant de se mettre à l’écart et romancier depuis une distance que de suivre ces autres, les laisser articuler leurs vies et de se laisser former par ses articulations. Elle se découvre « davantage en se projetant dans le monde extérieur » (Ernaux 10). Thomas Clerc, place ses récits au centre de la quotidienneté et les laissent « rouler » en saisissant et documentant les moindres détails. Dans son travail de montage Paris, musée du XXème siècle : le dixième arrondissement, Clerc se concentre sur une toute simple rue parisienne. Un musée, c’est la rue. Clerc, en tant que je-narrateur, choisit de ne pas se retirer de la mondanité. Il se trouve à l’aise dans une masse de « mobilité incessante des piétons et voitures anonymes » plus estimés que les monuments réduits à des « personnages historiques [et] spectateurs impuissants » (Clerc 9). Comme chez Ernaux il cherche à trouver le sens d’une vie dans les citoyens moyens et les lieux qu’ils fréquentent le plus souvent.
Le long de ce parcours, on constate l’évolution de l’écriture française depuis le Nouveau Roman. Celui-ci rompt avec la centralité de la tradition romanesque du XIX siècle. Un je tout-puissant et la centralité du roman réaliste comme lieu ou ce je réside sont mis de côté. Néanmoins, il me semble que le rôle du je est au service de se définir soi-même, de répondre à la question : Qui suis-je et comment me rapporter au monde ? Au moins depuis les Confessions de Rousseau, on espère de l’individu qu’il soit prêt à « montrer à [ses] semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi ». Certes, il est question d’une rupture, mais elle se limite à celle de la dépendance de l’écrivain (romanesque) de satisfaire ce besoin. La littérature après cette rupture ne montre pas un ralentissement ou déclin de ce désir. Tout en expérimentant avec de nouvelles formes et adaptations de la tradition réaliste-naturaliste, la littérature est en plein essor.
1) Gefen, Alexandre. “D'Une Crise l'Autre : Le Roman.” Alexandre Gefen, Acta Fabula / Équipe De Recherche Fabula, 8 Sept. 2014, www.fabula.org/acta/document8298.php.
Bibliographie
Barthes, Roland. La Mort De l'Auteur. Manteia, 1968.
Clerc, Thomas. Paris, Musée Du XXe Siècle Le Dixième Arrondissement. Paris, Gallimard, 2007.
Ernaux, Annie. Journal Du Dehors. Paris, Gallimard, 1993.
Littell, Jonathan. Les Bienveillants. Paris, Gallimard, 2008.
Michel, Albin, editor. Dictionnaire De La Littérature Française: XXe Siècle. Paris, Encyclopaedia Universalis, 2000.
Semprun, Jorge. L'Ecriture Ou La Vie. Paris, Gallimard, 1998.
Sécardin, Olivier. Powerpoints : Cours TLMV 16011 Littérature contemporaine française, 2016